Seul le Grenadier (Extrait de Roman)
Sinan Antoon
[Traduit de l’arabe (Irak) par Leyla Mansour]
1
"Elle dormait nue sur une table d’albâtre, dans un espace découvert, sans toit ni murs. Il n’y avait personne autour de nous et, à perte de vue, rien d’autre que le sable qui s’étendait jusqu’à l’horizon. Des nuages moutonnés dans le ciel, qui se relayaient pour voiler les rayons du soleil, fuyaient pour s’y dissiper.
J’étais dévêtu et déchaussé. Tout m’étonnait. Je sentais le sable sous mes pieds ainsi que le vent frais. Je me suis lentement approché de la table pour m’assurer que c’était bien elle. Quand et pourquoi est-elle revenue de l’étranger après toutes ces années? Sa chevelure noire ramassée sur le côté de la tête lui couvrait la joue droite de quelques mèches; elle semblait ainsi garder son visage qui n’avait pas changé. Ses sourcils étaient soigneusement épilés. Ses paupières abaissées se terminaient par des cils épais. son nez veillait sur ses lèvres charnues, teintées de rose comme si elle était encore en vie, ou venait de mourir. ses mamelons se dressaient sur ses seins en poire ; je ne voyais aucune trace de l’intervention. elle avait les mains croisées sur le nombril, les ongles longs, vernis de la couleur des lèvres, le pubis glabre et les ongles des pieds maquillés de rose, eux aussi. Est-elle morte ou endormie ? J’ai eu peur de la toucher. Je l’ai fixée et j’ai chuchoté son nom: Rim.
Elle a souri, sans ouvrir les yeux au début, puis quand elle les a ouverts la noirceur de ses prunelles a souri aussi. Je ne comprenais pas ce qui se passait. Je l’ai interrogée à haute voix :
—Rim, qu’est-ce que tu fais là?
J’ai failli l’étreindre et l’embrasser, mais elle m’a averti :
— Ne m’embrasse pas. Lave-moi d’abord, pour que nous puissions être ensemble, et après…
—Comment? Mais tu es encore vivante! Pourquoi te laver?
— Lave-moi pour que nous puissions être ensemble. Tu m’as trop manqué!
— Mais tu n’es pas morte!
— Lave-moi, mon amour. lave-moi pour que nous soyons enfin ensemble.
—Avec quoi? Il n’y a rien ici.
—Lave-moi, mon amour.
Il a commencé à pleuvoir. elle a fermé les yeux. J’ai essuyé avec mon index une goutte tombée sur son nez. Elle avait la peau chaude. Elle est donc vivante. Je me suis mis à lui caresser les cheveux. Je la laverai avec la pluie! Elle a souri comme si elle avait deviné ma pensée. J’ai séché une autre goutte, qui perlait sur son sourcil gauche. Il m’a semblé entendre une voiture s’approcher. Je me suis retourné et j’ai vu un Humvee rouler à une vitesse affolante, laissant derrière lui une traînée de poussière. Il a brusquement viré à droite et s’est arrêté à quelques mètres de nous. Les portières se sont ouvertes. Quatre ou cinq hommes encagoulés, habillés de kaki et portant des mitraillettes en sont sortis. ils ont couru dans notre direction. J’ai cherché à la protéger de ma main droite, mais l’un d’eux était déjà arrivé près de moi. Il m’a assené un coup de crosse sur la figure et m’a renversé. Puis il m’a roué de coups de pied dans le ventre, dans les reins et dans le dos. Un autre m’a attrapé les bras pour me tirer loin de la table. aucun d’eux n’a soufflé mot. Je criais, je les insultais, mais je n’entendais pas ma voix. Ils m’ont forcé à m’agenouiller et m’ont ligoté les poignets avec une corde. L’un des deux premiers m’a posé un couteau sur la gorge, pendant que l’autre me bandait les yeux. Leurs rires se sont mêlés aux cris et aux râles de Rim, que j’entendais clairement. J’ai essayé de me dégager, mais ils me tenaient fermement. J’ai hurlé de nouveau, je n’entendais toujours pas ma voix. Les gémissements de Rim m’étaient pourtant audibles, ainsi que les grognements des hommes, leurs ricanements et le crépitement de la pluie battante. J’ai senti une douleur atroce, la lame froide transpercer ma gorge. Le sang chaud a coulé sur ma poitrine et sur mon dos. Ma tête est tombée. Elle a roulé comme un ballon sur le sable. J’ai entendu des pas qui s’approchaient. l’un d’eux a ôté le bandeau de mes yeux, l’a glissé dans sa poche, m’a craché dessus et s’en est allé. J’ai vu mon corps à gauche de la table, à genoux, baignant dans une mare de sang. les trois autres regagnaient le Humvee. Deux d’entre eux traînaient rim par les cheveux. Elle a voulu tourner la tête vers moi, mais l’un d’eux l’a giflée. J’ai crié son nom, sans entendre le son de ma voix. Ils l’ont assise sur la banquette arrière puis ils ont refermé les portières. Le moteur a démarré. Le Humvee s’est éloigné à toute allure, pour disparaître à l’horizon. Et la pluie a continué de cingler la table vide.
Je me réveille haletant, trempé de sueur. Je m’essuie le front et le reste du visage. Le même cauchemar se répète depuis plusieurs semaines avec quelques infimes différences. De temps en temps, je vois sa tête coupée sur la table : “Lave-moi, mon amour”, me dit-elle. Mais c’est la première fois qu’il y a de la pluie. elle a dû s’infiltrer depuis l’extérieur, durant la nuit. Elle bat encore la fenêtre près de mon lit. Je regarde ma montre, il est trois heures et demie du matin. J’ai dormi à peine trois heures, après une harassante journée. et me voilà tiraillé de part et d’autre par l’insomnie et par ce cauchemar que je n’ai toujours pas essayé d’interpréter, alors qu’il persiste. C’est probablement la mort qui me rit au nez : “Tu pensais pouvoir m’échapper, espèce d’idiot?”
La mort ne se contente pas de me tourmenter quand je suis éveillé, elle s’obstine à me pourchasser jusque dans mon sommeil. Ne lui suffit-il pas que je m’occupe du matin au soir de ses éternels invités, les préparant au repos dans son giron? Veut-elle me punir parce que je me suis cru capable d’échapper à ses griffes? si mon père était encore vivant, il se moquerait de moi et de mes pensées – et de ce qu’il traiterait de “minauderies indignes d’un homme”. N’a-t-il pas lui-même exercé son métier des décennies durant, sans répit et sans jamais se plaindre de la mort? Mais, à l’époque, la mort était plutôt pudique et réservée, tandis que celle d’aujourd’hui ne nous lâche plus, elle s’est éprise de nous jusqu’à l’obsession. On peut aussi penser que ce sont les humains – les mâles en particulier bien sûr – qui ne savent plus comment la quitter, depuis qu’ils ont eu l’occasion de lui tenir compagnie, jour et nuit, en tête à tête. il me semble entendre la mort me murmurer : “Je suis toujours la même, je n’ai point changé. rien qu’une factrice de la Poste.”
Si la mort est une factrice, je suis certainement l’un de ceux qui reçoivent chaque jour le plus de lettres par son intermédiaire. Celui qui, tout doucement, les retire de leurs enveloppes déchirées et tachées de sang. Celui qui les lave, les débarrasse de leurs cachets, les sèche et les parfume en marmonnant des paroles auxquelles il ne croit qu’à moitié, puis les enroule avec soin dans du tissu blanc pour qu’elles arrivent en paix à leur ultime destinataire : la tombe.
Mais les lettres s’entassent, mon père ! J’en reçois en une journée ou deux dix fois plus que ce qui t’était adressé durant toute une semaine. dirais-tu que c’est la volonté de dieu, que c’est le destin, si tu étais là?
si seulement tu pouvais être là ! Je laisserais alors ma mère avec toi et m’enfuirais, sans avoir le moindre sentiment de culpabilité. Toi tu étais armé, cuirassé même, ta foi protégeait ton coeur et le rendait aussi imprenable qu’une citadelle au sommet d’une montagne. Le mien, lui, est une maison abandonnée aux fenêtres brisées et aux portes dégondées; des fantômes l’habitent et le vent s’y promène à sa guise.
Je cherche le second oreiller dont j’ai l’habitude, depuis mon enfance, de me couvrir de manière à m’isoler de tout bruit. il est tombé près du lit, à côté de mes mules. Je le ramasse, m’enfouis la tête dessous, afin de récupérer ma part de la nuit. Mais l’image de rim en train d’être tirée par les cheveux ne cesse de me hanter. Que faitelle dans ce scénario? représente-t-elle le faux espoir, la mauvaise conscience, ou le passé qui sera lui aussi décapité maintenant que le présent est anéanti? incarne-t-elle peut-être ces femmes dont j’ai lu les histoires, ces femmes violées et tuées, et que la charia1 m’interdit de laver?
Il y a encore deux semaines, Rim ne jouait aucun rôle principal dans mes cauchemars. Où est-elle en ce moment? Selon les dernières nouvelles, qui datent de plusieurs années déjà, elle est partie à amsterdam. demain, après le travail, j’irai faire de nouvelles recherches sur google, au cybercafé. Je transcrirai autrement son nom en anglais. Qui sait ? Je trouverai peut-être quelque chose ainsi. ai-je quand même le droit de dormir une heure ou deux?"
Un Extrait du roman: Seul le grenadier, pp. 9-14.
[Traduit de l’arabe par Leyla Mansour. Actes Sud, 2017, 320 p., 22 €]